FESTIVALS DE MUSIQUE ACTUELLE EN EUROPE : INDÉPENDANCE ET CONCENTRATION

Table ronde organisée dans le cadre du festival Les Rencontres Trans Musicales de Rennes.

Heure et lieu : Le vendredi 9 décembre 2022 – Le 4BIS, Rennes.

Présentation : Face à des menaces qui ne cessent de s’accroître pour le secteur, plus d’une centaine de festivals adhérents du SMA ont décidé de lancer le 4 avril dernier la campagne Vous n’êtes pas là par hasard, afin d’informer et d’alerter sur le contexte préoccupant qu’ils traversent, entre concentration économique et concurrence accrue, inflation des dépenses artistiques et techniques, financements publics en berne ou encore nouvelles règlementations très difficiles à assumer. Cette campagne a été récemment alimentée par une nouvelle cartographie élaborée par Matthieu Barreira et intitulée « Festivals de musiques actuelles en Europe : qui possède quoi ?« . Édifiante, cette cartographie montre qu’en Europe, les festivals sont bel et bien des cibles pour des multinationales privées et industrielles. Prise de participations, rachat, création ex nihilo, duplication d’évènements…, les stratégies qui permettent à ces groupes de capitaliser sur les évènements ne sont pas sans effet sur la diversité artistique. Comment la préserver ? Quelle régulation possible pour ces dynamiques ? C’est ce dont nous débattrons pendant cette table ronde.

Intervenant·es :

  • Matthieu Barreira, auteur de la cartographie des opérateurs privés dans les musiques actuelles,
  • Stéphane Krasniewski, vice-président du SMA et directeur du festival Les Suds à Arles,
  • Armando Ruah, coordinateur de ACCES – Asociacion de salas privadas de musica en directo.
  • Corinne Sadki, conseillère Europe et Égalité femmes-hommes au CNM.

Modération : Audrey Guerre, coordinatrice du réseau européen Live DMA.

 

Synthèse des échanges

I – Le lancement de la campagne : Constat initial, en France, par des structures du territoire national

A) Constats aux origines de la campagne
  •  La campagne « Vous n’êtes pas là par hasard », initiée par le SMA et ses festivals adhérents, a été lancée suite au constat d’une tension entre festivals indépendants et festivals appartenant à de grands groupes industriels. Alors que les premiers s’inscrivent dans l’héritage d’une singularité territoriale, les seconds sont créés — ou transformés — dans une finalité d’image de marque de grands groupes, de soft power. ces stratégies permettent la récupération de données sur les consommateurs, précieux sésame des entreprises à l’ère du numérique. La préservation d’une certaine diversité artistique se trouve en concurrence avec des logiques capitalistiques de rentabilité, qui sont le fruit de stratégies verticales (rachat, prises de participation, etc) et horizontales (duplication d’événements d’un territoire à un autre).

 

  • La campagne vise ainsi à sensibiliser les professionnels, les publics et les décideurs sur les effets induits par le phénomène croissant de concentration, en vue d’une structuration du milieu par l’encadrement des pratiques, afin de pérenniser la co-existance de festivals indépendants et de grands groupes sur les territoires. La campagne s’est pour l’instant adressée à des convaincus, l’enjeu à venir est de toucher un public peu averti.
B) Transmission des festivals : la résistance des indépendants face aux grands groupes

La présentation des deux versions de la cartographie effectuée par Matthieu Barreira met en lumière les effets de la crise sur les festivals et les dynamiques de concentration déjà à l’oeuvre avant le covid. En effet, la crise a accru l’appétit des grands groupes pour les festivals et cela sur toute leur chaîne de valeur. Le secteur reste néanmoins structuré en oligopole à frange concurrentielle[1], et en marché mixte — c’est-à-dire un marché mettant en concurrence et/ou en collaboration des acteurs publics et des acteurs privés.

C) Outils d’observations

Créé le 1er janvier 2020 par décret, le Centre National de la Musique s’est vu attribuer 12 missions inscrites dans la loi, dont celles de la préservation de la diversité et l’observation du secteur par la mise en place de taxes et d’outils de financement. Ainsi, le CNM dévoile que les 50 plus gros déclarants de la taxe mise en place sur la billetterie représentent 60% du chiffre d’affaire sur cette activité. à ce jour, le CNM n’a pas de données sur leur appartenance à des grands groupes et précise la présence de gros indépendants parmi les 50 plus gros déclarants.

D) Rapport de l’Autorité de la concurrence : évolution du constat depuis le lancement de la campagne.
  •  Conjointement au lancement de la campagne un rapport de l’Autorité de la concurrence a été publié. Il porte sur le phénomène de concentration dans le secteur des musiques actuelles. Décrivant un marché dynamique, sans tendance monopolistique alarmante, le rapport a rapidement été caduque en raison des délais très longs entre le lancement de sa rédaction et sa publication.

 

  • La trajectoire du secteur en matière de concentration semble parallèle et similaire à celle qu’a suivi le secteur de l’édition, aujourd’hui davantage sujet au phénomène de concentration, avec les mêmes stratégies, mises en places par les mêmes groupes, avec les mêmes finalités. Les outils d’observations sont donc primordiaux dans la dynamique de sensibilisation à l’oeuvre, afin de documenter, étudier et surveiller les évolutions rapides du secteur en temps réel, afin d’anticiper les risques et réagir, en bénéficiant d’ores et déjà de l’écoute des élus.

 

  • Selon le CNM, un accompagnement multiscalaire des structures sur les enjeux de diversité est opéré par l’Etat, via le CNM, et protège le tissu associatif qui fait la spécialité de la France dans le secteur, produisant 70% de la billetterie.
E) Enjeux / Outils / Points de résistance : Billetterie et Cessions
  •  La billetterie apparaît comme un enjeu phare à maîtriser pour les festivals indépendants. Il s’agit en effet d’un point de résistance face aux grands groupes, dans la mesure où les données collectées par les gestionnaires de billetterie sont une source de revenus pour les grands groupes, qui utilisent ou commercialisent ces données. En Espagne, ces données sont collectées par les gros festivals indépendants et se révèlent être un garde-fous contre les rachats par les grands groupes, dans la mesure où ces derniers ne peuvent utiliser et commercialiser ces données. Les données collectées permettent aux grands groupes d’affiner leurs stratégies, et d’ajuster leurs programmations afin de concentrer davantage les publics et les capitaux. Ce phénomène peut par ailleurs être verrouillé par l’ajout de clauses d’exclusivité, par ailleurs à l’origine de l’inflation des coûts artistiques. Cela pose question pour les festivals « à jauge intermédiaire » – entendre entre 5k et 15k festivaliers par soir – axés autour d’une programmation mainstream.

 

  • Les professionnels de la filière témoignent en effet d’une reprise post-covid forte pour les gros festivals possédés par des grands groupes, d’une reprise confortable également pour les festivals aux programmations plus spécifiques et à plus petites jauges, mais de difficultés notables pour l’échelon intermédiaire, en première ligne de la concurrence avec les grands groupes.

 

  • Les grands groupes ne semblent pas particulièrement demandeurs de monter des festivals, et répondent parfois à la demande de collectivités territoriales, à la recherche d’événements « clef en main » à défaut de défricher les acteurs locaux en besoin de soutien de la puissance publique pour monter en gamme et faire rayonner le territoire par une activité singulière et locale.

II – Point sur la situation en Europe : tendances communes et points de différenciation avec la France

A) Un constat dressé par les professionnels de la filière en Europe

Le constat dressé par Emmanuel Négrier et Matthieu Barreira remet en avant le sujet de la concentration des festivals et a permis une concertation des acteurs de la filière à l’échelle européenne, organisée par le réseau européen Live DMA. Le sujet est inégalement abordé par les professionnels selon les pays. La présence de grands groupes permet en effet à certains pays, qui n’en auraient pas les capacités financières et humaines, de faire venir des groupes internationaux sur leurs territoires, sous estimant parfois l’impact de telles pratiques sur le secteur à l’échelle locale et nationale, notamment en matière d’inflation de cachets et de disponibilité de la main d’œuvre.

B) Rachat de festivals et augmentation des coûts : une dynamique européenne aux déclinaisons régionalisées

Les deux cartes créées par Matthieu Barreira, projetées pendant la table ronde, font état d’une dynamique européenne d’accélération des prises de participation capitalistique de grands groupes dans les festivals. Ces derniers montrent un intérêt pour toute la chaîne de valeur de la production de concerts.

Le phénomène n’est pas homogène à l’échelle européenne, se cantonnant plutôt au Nord du continent, en dépit du Sud et de l’Est. La différence d’enjeux entre pays s’explique notamment par les différents modèles économiques de festivals présents en Europe, incluant la possibilité ou l’interdiction de sponsoring par l’industrie du tabac et de l’alcool, et les différences en matière d’approche publique des enjeux culturels à l’échelle nationale. A l’inverse de la France, certains pays ont davantage une vision marchande et moins ancrée territorialement du fait festivalier, non sans répercussions sur les coûts des billets, qui passent alors parfois du simple au triple d’un pays à l’autre.

C) La responsabilité de l’artiste et/ou son entourage dans l’inflation des cachets et leur négociation.

Les artistes sont informés des montants générés par leurs prestations, mais les décisions sur ce point se sont déplacées des agences territorialisées au management en ce qui concerne les artistes internationaux. Les agences nationales assurant les tournées d’artistes internationaux n’ont que très peu de pouvoir. Les négociations ont lieu directement via le management, ou avec une agence de gestion de tournées – souvent britannique – chargée de piloter la partie européenne de la tournée.

D) L’influence de l’inflation des cachets des gros artistes sur toute la chaîne.
  • L’augmentation des coûts entraîne une cascade d’effets, sur toute la chaîne de création de la valeur. En effet, afin de rentabiliser la venue d’un artiste, les jauges ont tendance à croître, auquel cas les artistes ou leur management peuvent légitimement négocier une augmentation du cachet en retour sur leur attractivité. Le système d’inflation des coûts artistiques s’auto-alimente, et nécessite donc d’être régulé, notamment par les pouvoirs publics. à défaut, le modèle économique des festivals serait remis en cause à moyen terme, en raison d’une augmentation générale des coûts – artistiques, énergétiques, etc.

 

  • L’augmentation des coûts artistiques est aussi due à l’absence de concerts pendant la crise covid : les artistes et leurs équipes négocient l’augmentation de leurs cachets pour compenser les bénéfices non-réalisés pendant la crise[2]. Cette situation fragilise les festivals indépendants, dans la mesure où ces acteurs sont poussés à collaborer avec des grands groupes, de manière à accéder à leur capacité à faire venir des têtes d’affiches – et leurs publics – puisque ce facteur est crucial pour la viabilité des structures organisatrices.

 

  • La présence de grands groupes est néanmoins limitée, à hauteur d’environ 150 festivals à l’échelle européenne, contre 7 300 sur le territoire français à titre de comparaison — dont 40% sont des festivals de musique, toutes disciplines confondues[3]. Si les festivals ne sont pas la cible prioritaire des grands groupes, dans la mesure où il s’agit d’initiatives économiquement peu rentables, les grands groupes ciblent davantage les catalogues d’artistes et de leurs œuvres, desquels ils détiennent les droits d’exploitation. Qui plus est, la coopération ponctuelle entre festivals indépendants et grands groupes représente de réelles opportunités pour les premiers en matière d’accessibilités à des catalogues d’artistes, n’empêchant pas par ailleurs les grands groupes d’exercer leur influence sur d’autres points (plateformes de billetterie, exclusivité d’artistes), ceux-ci agissant dans une logique commerciale et non philanthrope. L’appétit des grands groupes pour les festivals ne semble concerner que les festivals indépendants fondés sur une programmation mainstream. En effet, les festivals ayant une programmation plus spécifique, donc plus risquée à financer, ne suscitent pas l’intérêt de grands groupes, car moins rentables encore que les festivals à la programmation populaire.

III – Focus sur la situation en Espagne

A) Présentation du secteur des musiques actuelles en Espagne – (Armando – ACCES)
  • En Espagne, les musiques actuelles ne sont reconnues par les pouvoirs publics espagnols que depuis peu, et la culture est une compétence décentralisée exercée par les communautés autonomes (équivalent des régions françaises). Selon les régions, les politiques culturelles territorialisées en faveur des festivals sont hétérogènes : dans les régions les plus indépendantistes (Baléares, Pays Basque, Catalogne), les festivals faisant la promotion d’une culture locale traditionnelle sont fortement soutenus. Les festivals de musiques actuelles d’inscrivent généralement dans de fortes politiques de marketing territorial, par lesquelles les villes financent et façonnent leur image de marque. Cela interroge les professionnels sur l’intérêt pour les habitants d’une telle politique, en raison de la forte affluence touristique générée, à l’origine d’une hausse du coût de la vie pour les locaux.

 

  • Le secteur des musiques actuelles est 100% privé en Espagne, composé en matière de festivals, de promoteurs spécialisés dans la création d’événements de toutes pièces, sans soutien de la puissance publique. En l’absence de régulation, la concurrence entre promoteurs est totale : les artistes et managers négocient les cachets au plus offrant, avec souvent des clauses d’exclusivité territoriale. La problématique de l’application de clauses d’exclusivité sur les artistes émergents a été repérée par les professionnels de la filière.

« Le secteur des musiques actuelles en Espagne est 100% privé, et n’est reconnu par les pouvoirs publics que depuis peu de temps. » Armando Ruah, Directeur de ACCES

B) Tension, concurrence : Les fleurons nationaux, ces gros indépendants qui réussissent
  •  Du fait de la structuration, autour de gros promoteurs appelés « fleurons nationaux » – indépendants des grands groupes et de la puissance publique – du secteur des musiques actuelles en Espagne, les multinationales œuvrent peu dans ce pays. Cependant cette dynamique est en train d’évoluer, dans la mesure où certains grands groupes commencent à installer certains de leurs événements sur le territoire, à l’image du MadCool[4], festival possédé par Live Nation. Les promoteurs historiques, toujours en place, sont également contraints de travailler avec les grands groupes, afin de diffuser certains artistes de leurs catalogues.

 

  • En matière de soutien par la puissance publique, il faut noter qu’en France, il existe des subventions publiques dédiées à la culture, alors qu’en Espagne, la subvention publique dont bénéficient les festivals est fléchée sur le tourisme. Il s’agit d’un investissement parfois massif des collectivités pour favoriser leur attractivité touristique. Par ailleurs, la possibilité en Espagne, de faire financer les festivals par l’industrie du tabac et les alcooliers est à la fois un garde-fous contre les groupes industriels, et une porte d’entrée pour ces derniers.
C) Concurrence public/privé et absence de subventions.

Les municipalités espagnoles, via des prestations de services commandées à des entreprises privées, sont les premiers employeurs artistiques en Espagne. Les professionnels du secteur se positionnent contre la gratuité des activités culturelles proposées par les collectivités, considérant ce phénomène comme une concurrence déloyale entre public et privé. Il faut noter également des évolutions en matière de financement public : l’apparition de subventions destinées aux festivals, du ministère de la culture espagnol et des gouvernements locaux.

D) Conclusion : quelle différence entre gros indépendants en Espagne et grands groupes en Europe plus septentrionale ? Quels changements ?

Les grands groupes industriels et les « fleurons nationaux » partagent la même philosophie que de grandes entreprises, à la différence que les promoteurs espagnols travaillent avec l’émergence et promeuvent donc une certaine forme de diversité artistique, quand les grands groupes ne valorisent que la rentabilité de leurs événements.

IV – Leviers d’action

A) Les données à récolter
  •  Afin de mener à bien un plaidoyer visant à faire bouger les lignes de régulation, il est impératif de mener des études et récolter de la donnée sur le live, en France et en Europe. En effet, nous ne disposons pas encore d’une étude objective sur l’impact réel des effets du phénomène croissant de concentration, analysant l’augmentation des coûts artistiques, ou la réduction du panel de programmation effectuant des concerts devant un public cohérent par rapport à la jauge du lieu. Les études ne sont effectuées que sur des aspects économiques, notamment sur les risques anticoncurrentiels, et ne permettent pas d’analyse chiffrée sur l’impact de la concentration sur la diversité artistique.

« Il nous manque de nombreuses données, notamment celles sur la réduction du panel de programmation qui joue devant un public. Car on peut se cacher derrière une programmation émergente qui joue à 14h devant une salle vide, mais ce qui fait sens, ce sont les publics » – Corinne Sadki, Conseillère égalité F/H et Europe au CNM.

  • Il paraît nécessaire de créer un observatoire européen de la musique pour développer des outils pertinents de politiques publiques et mesurer leur impact, de manière plus spécifiée et efficace qu’avec les outils de financement européen actuellement à disposition. Des données chiffrées sur tous les points de vigilance sont nécessaires pour établir un plaidoyer en vue de faire bouger les institutions. Cependant le montage d’études demande du temps, et les informations disponibles (taxe CNM sur la billetterie, ; financement de la création, production et diffusion de concerts ; festivals) ne sont encore pas assez analysées et exploitées. L’observation n’est à ce jour pas aussi vaste et objective que ce dont le secteur aurait besoin, quand bien même les outils d’observation permettent l’obtention de données quantifiables sur les porteurs de projets.
B) Comment constituer une voix commune et collective à l’échelle européenne ?
  •  Il paraît nécessaire que le secteur s’accorde à parler d’une seule voix, et se fédère autour de problématiques communes, clairement exprimées dans leur sollicitation des acteurs européens. Du fait de l’actuelle absence de consensus au sein de la filière, le secteur musical est peu soutenu par la commission européenne, en comparaison avec le secteur de l’audiovisuel. Afin de constituer une voix commune et collective à l’échelle européenne, la filière est susceptible de s’inspirer du secteur de l’édition, dont le secteur s’était fédéré auprès de la commission européenne, nationalement et à l’échelle européenne, pour bloquer le projet de fusion entre Editis et Hachette[5]. Il paraît alors intéressant de rapprocher les acteurs des musiques actuelles des acteurs indépendants des médias et de l’édition, « afin de ne pas atteindre, comme le décrivait Edwy Plenel à Bourges, le même point que dans les médias, où 25% des aides publiques pour l’édition vont à Bernard Arnaud ». Il paraît cependant compliquer de se fédérer à l’échelle européenne, car tous les pouvoirs publics nationaux n’adoptent pas le même positionnement vis à vis des groupes privés, qui disposent par ailleurs de capacités de lobbying ultra puissantes, du fait qu’ils possèdent des espaces médiatiques de grande audience.

 

  • Trois leviers ont été identifiés afin de permettre la cohabitation des festivals indépendants et de grands groupes dans l’écosystème festivalier. Premièrement, la communication, appuyée par des données objectives fournies par les outils d’observation, permet de sensibiliser les acteurs, politiques et publics. L’objectivation des indicateurs se fait dans la durée, d’où la nécessité de consolider ces indicateurs et leur collecte à l’échelle européenne, afin d’évaluer le phénomène de concentration « avant qu’il ne soit trop tard ». Le second levier est économique, mais il atteint déjà ses limites : les gardes fous de la subvention publique ne permettent plus de compenser l’augmentation des coûts. Cependant, si d’autres modèles économiques doivent être pensés, la traçabilité de l’argent public reste une donnée intéressante à étudier. Enfin, le dernier levier à activer est celui de la réglementation, permettant à terme l’encadrement des rachats et des prises de participation, ou encore la régulation du recours de grands groupes à du bénévolat ou à de la subvention publique.

« Parfois, quand on tire la sonnette d’alarme, il est déjà trop tard. Il est donc nécessaire de connaître tôt les indicateurs à étudier, pour anticiper l’évolution de la concentration dans le secteur, et de les consolider à l’échelle européenne pour se fédérer autour d’une voix commune et collective, à l’image de ce qui a pu se faire dans le secteur de l’édition. » – Stéphane Krasniewski, vice-président du SMA

C) Les possibilités de régulations envisagées pour encadrer les phénomènes de concentration ?
  •  Il existe de multiples possibilités de régulation des rachats et des autres dynamiques de concentration, notamment via des outils de politiques publiques, comme l’illustre l’exemple du rachat du fond de commerce du Bataclan par la ville de Paris[6], afin que le lieu reste une salle de concert. Autre exemple : la Ville de Rennes, considérant que les TransMusicales a participé au rayonnement de la ville, est devenue propriétaire de la marque du festival. Cependant, ces régulations se font au cas par cas, et ne font en aucun office de norme ou de schéma de régulation, ce qui doit devenir un vrai sujet dont s’emparent les élus. Il s’agit pour les collectivités de prendre conscience de l’impact d’un festival sur l’image de marque qu’elle développe, et d’agir en faveur des acteurs ayant œuvré à ce développement territorial. À Contrario, en Grande Bretagne, où le secteur des musiques actuelles ne bénéficie d’aucune action publique, les festivals sont la première cible des grands groupes, imposant un tarif journalier de billetterie dépassant systématiquement les 200€. Il pourrait être intéressant de réfléchir, à l’échelle nationale ou européenne, à une loi anti-trust, favorisant les coopérations publiques et privées.

 

  • En Espagne, des discussions interprofessionnelles ont été lancées en interne sur la question des clauses d’exclusivité, avec la volonté de trouver un point de consensus avant toute mise à l’agenda politique de la question. L’accent y est mis sur l’importance de la notion d’ancrage territorial et d’inscription dans la durée sur un territoire, comme élément de résistance face aux stratégies des grands groupes.

 

  • La régulation par les institutions européennes de la législation vis à vis des coûts artistiques et des clauses d’exclusivité ne paraît pas si cohérente in fine, dans la mesure où l’un de ses objectifs est de booster la compétitivité européenne. La commission européenne n’aurait alors aucun intérêt à la freiner en empêchant des clauses qui accroissent son PIB. Par ailleurs, la logique capitalistique à l’œuvre dans le secteur a pour conséquence la non-divulgation des données tarifaires : cela irait à l’encontre des stratégies à finalités lucratives des grands groupes.

 

  • Certains professionnels soulèvent l’impact environnemental de la mise en place de clauses d’exclusivité territoriales, notamment du fait des routings de tournées induits, et interrogent la possibilité d’un conditionnement des aides publiques – notamment celles du CNM, qui a déjà conditionné ses aides à la formation sur les VHSS – à la mise en place limitée de clauses d’exclusivité. Cependant le CNM, tel que défini par la loi, n’est pas un outil de régulation, mais d’observation et de financement. Sur ces questions, le pouvoir du CNM est aux mains des professionnels élus dans les différentes commissions de financement, qui sont attentifs à la question des bonnes pratiques. L’obtention des aides dépend de critères d’appréciation étudiés par les élus des commissions, tandis que l’égibilité aux aides dépend de critères objectifs (codes APE, statuts d’entreprises, formations).

 

Crédit : Nicolas Dequin. De gauche à droite : Mathieu BARREIRA, Audrey GUERRE, Corinne SADKI, Armando RUAH, Stéphane KRASNIEWSKI.

 

Ressources :


[1]

On parle de structuration en oligopole à frange concurrentielle d’un marché lorsqu’un petit nombre de vendeurs ont le monopole de l’offre, les acheteurs étant nombreux. La frange concurrentielle désigne ici les petites structures, nombreuses et peu significatives en matière de chiffre d’affaire, en concurrence avec les grands groupes. (Source : Le Robert)

[2]

Tsugi n°153.

[4]

Barreira, M. & Négrier, E. (2022). Main basse sur les festivals en Europe ?. Nectart, 15, 100-115.

Barreira, M. (2020). Les musiques actuelles peuvent-elles échapper à la dépendance des grands groupes privés ?. Nectart, 11, 60-73.